L’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la santé fait couler beaucoup d’encre et entretient bien des fantasmes. Si elle ne se destine pas à remplacer le médecin, elle vise néanmoins à l’aider à mieux appréhender un diagnostic ou un traitement. Médecine et Big Data ont donc des points de convergence. Mais est-ce utile, futile, voire utopique ? Comment sensibiliser les blouses blanches ? Où en est-on concrètement ? Quelles relations entre IA et industrie pharmaceutique ?... Autant de questions qui ont été posées à Axelle Ayad N’Ciri et Nicolas André, lors de la Matinale de la FNIM du 13 octobre 2021, organisée dans les locaux de l’Aéroclub de France, à Paris. La première, diplômée de l’Essec et de l’Ecole Centrale, a co-fondé la start-up Mapatho. Egalement membre du think-tank Santé Les Ateliers Mercure et de l’association ENDOmind, son dernier livre Happy patient sortira en novembre 2021 (Débats Publics éditions). Le second, quant à lui, a créé la start-up Onteis, qui fournit des outils destinés à modéliser des organisations biologiques. Le débat a été animé par Denise Silber et Eric Phélippeau, respectivement secrétaire générale et président d’honneur de la FNIM.
« L’intelligence artificielle (IA) est un outil. » D’emblée, Axelle Ayad N’Ciri donne le ton. Lorsqu’elle a co-fondé la plateforme Mapatho en 2018, elle est partie d’un constat : « Il faut répondre aux besoins des patients atteints des quelque 250 maladies chroniques recensées, avoir des solutions à leur proposer et les aider à trouver le bon spécialiste. » Cette approche l’a conduite à créer des partenariats avec des associations de patients en quête d’informations, de conseils et de praticiens spécialisés pour orienter au mieux les personnes malades. Actuellement, Mapatho fédère près d’une cinquantaine d’associations, avec quelque 150 représentants répartis en régions. Ces associations peuvent ainsi rediriger les patients qui en ont besoin vers la plateforme, accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. « Pour bâtir et nourrir la plateforme, nous avons collecté une multitude d’informations, en consultant notamment les forums de discussions », détaille Axelle Ayad N’Ciri. Quant au fichier de professionnels de santé, il a fallu trouver un moyen pour le créer sans demander aux soignants de s’identifier sur le Web, ce qui aurait été de la publicité et donc interdit. Ici, le partenariat avec les associations de patients a été une clé, car on a peu voire pas de données à disposition concernant l’identification des KOL (key opinion leader) soignants : à savoir chez qui consultent les patients, ce qu’ils demandent à leur médecin ou encore les liens établis entre associations et soignants. « Puis, l’IA a permis d’extraire l’essentiel de l’ensemble de ces données et de le renvoyer sur Mapatho », explique Axelle Ayad N’Ciri. L’idée de créer cette plateforme lui est venue lorsqu’elle travaillait dans l’industrie pharmaceutique : « On identifiait des soignants en fonction du type de patients qu’ils recevaient et selon leurs pathologies. Je me suis dit que cette information était également importante pour les patients. Car il est intéressant pour une femme atteinte d’un cancer du sein, par exemple, d’être prise en charge par un médecin qui connaît précisément ce type de cancer. C’est du confort pour le patient et du temps gagné pour la Sécurité sociale et les mutuelles. J’ai donc lancé Mapatho pour rendre cette information accessible à tous et optimiser le parcours de soins. Avec Mapatho, on peut aussi préparer son rendez-vous chez le médecin ou encore recréer son équipe de soins, en 2 clics, sur son site de vacances ou dans une nouvelle ville suite à un déménagement. »
Du patient expert à l’« expertise expérientielle du patient »
A l’automne 2021, Mapatho compte plus de 45 000 utilisateurs. Et ce n’est qu’un début. De futurs partenariats sont déjà sur les rails avec des banques et des assurances qui souhaitent les proposer à leurs clients, telle « une offre premium ». Axelle Ayad N’Ciri ajoute : « L’IA va pouvoir dupliquer Mapatho dans tous les pays du monde. » Le tout dans le respect de l’anonymat de chacun. En effet, dans la pratique, les patients déposent sur la plateforme, de façon anonyme, les identités des médecins qui les ont pris en charge et dont ils sont satisfaits. Résultat : pour chaque pathologie, Mapatho assure aux patients le bon profil de praticien recherché. Une information gratuite, à condition de créer un compte. L’outil est donc précieux et l’IA révèle, ici, toute sa pertinence dans le domaine de la santé publique. Si bien que l’Inserm a confié à Mapatho la gestion d’une plateforme et d’une communauté liées à l’endométriose. L’industrie pharmaceutique sollicite Mapatho pour travailler sur les maladies rares, via des interactions avec les patients, qui peuvent prendre la forme de témoignages d’aidants, par exemple. Par ailleurs, au plus fort de la crise sanitaire, Mapatho a été sollicitée par le ministère des Solidarités et de la Santé pour contribuer aux modalités de prise en charge des malades chroniques à l’hôpital et en ville. Au même moment, des partenariats ont également été réalisés avec des CHU, tels que ceux de Rouen ou de Caen. « Nous sommes les seuls, aujourd’hui, à utiliser un process validé aussi bien par le ministère de la Santé que par l’Ordre des médecins, ce qui est un prérequis pour travailler avec les associations de patients », souligne Axelle Ayad N’Ciri. Le patient devient expert. La co-fondatrice de Mapatho parle même d’« expertise expérientielle du patient », désormais reconnue et validée par les autorités. La start-up fait référence. Elle vient d’ailleurs de clôturer une levée de fonds d’un million d’euros, apportés par des investisseurs venus d’horizons divers. Parmi eux, citons le Crédit Agricole, le réseau Angels Santé ainsi que des personnalités engagées de la société civile et du monde économique. Cet investissement va permettre à Mapatho de renforcer son positionnement « deep tech », en développant sa propre technologie d’IA, afin d’améliorer la pertinence et la qualité de ses outils de modélisation des parcours de santé. Parallèlement, une dynamique est en marche pour le déploiement de Mapatho à l’échelle européenne.
« Les statistiques ne peuvent pas remplacer le jugement du médecin »
« Ce n’est pas si évident de faire des modèles biologiques avec de la data. » Quand il est interrogé sur l’IA, Nicolas André parle d’aléatoire, de calculabilité et autre prédictologie. Des mots barbares ? Pas pour l’entrepreneur avec une culture mathématique, qui rappelle qu’imiter un organisme ou une partie d’organisme comme le cerveau, « ce n’est pas le reproduire ». Il ajoute : « Ce n’est pas non plus suffisant pour comprendre ses fonctions. Une telle compréhension nécessite une approche scientifique. C’est-à-dire une théorie. Un fait ne se donne jamais de manière objective. Un constat qui n’est pas toujours compris de la part des politiques. » Pour Nicolas André, le vivant se caractérise par la production de nouvelles normes qui demandent à être appréhendées dans leurs singularités. Or, une analyse statistique, y compris dans sa version sophistiquée sous forme d’IA, paraît nécessairement incomplète pour l’analyse des organismes vivants et de la diversité de leurs organisations. Précisément parce qu’ils sont créateurs de nouvelles normes. « Les statistiques ne peuvent pas remplacer le jugement du médecin confronté à un individu et ses particularités. En particulier l’anamnèse, qui est au cœur de son activité », insiste le co-fondateur d’Onteis. Il poursuit : « Des modèles, ça demande des régularités. Avec la data, il faut trouver des régularités dans ces données. Observer et interpréter les données de manière objective nécessite une théorie scientifique. » Il cite l’exemple de la cancérologie, « où les marqueurs sont pris à partir des mutations génétiques. Mais, dans certaines situations, le nombre de mutations n’est pas caractéristiques des cancers. En cancérologie, des phénomènes de renormalisation des cellules cancéreuses ont été observés et étudiés. On peut renormaliser les marqueurs positifs du cancer du sein, par exemple… » Bref, pas si simple de s’en remettre à l’IA dans un contexte peuplé de subtilités. Nicolas André propose un partage des savoirs entre patients, médecin, biologistes et mathématiciens quant aux « utilisations intelligentes des algorithmes en médecine ». Parallèlement, pour que le médecin ne soit pas remplacé par une machine, il faut qu’il articule son savoir avec ces nouvelles technologies pour, ainsi, subordonner l’automatisation et la modélisation à son regard critique. L’homme doit garder la main pour éviter toute déshumanisation de la médecine. Dans ces conditions, l’IA va s’implanter de manière durable dans le domaine de la santé, avec des conséquences sur la relation médecin-patient et de nouveaux enjeux éthiques. Car l’IA, articulée au savoir médical, à celui du patient et à une biologie abordée scientifiquement, aidera à mieux diagnostiquer, mieux soigner et mieux anticiper les risques. Axelle Ayad N’Ciri et Nicolas André en sont convaincus. Quelques exemples : une équipe de l’University College of London développe un algorithme pour prédire le risque de décès après un infarctus du myocarde ou un accident vasculaire cérébral, à partir de l’analyse des données d’imagerie par résonnance magnétique du cœur. En France, le Samu travaille à l’adaptation d’un programme danois d’IA capable d’aider les opérateurs du 15 à détecter un arrêt cardiaque grâce à l’analyse, en temps réel, de signaux verbaux et non verbaux (intonation de la voix, respiration…). « L’IA permet également de prévenir l’épilepsie 15 minutes avant une crise », complète Axelle Ayad N’Ciri. Mais la co-fondatrice de Mapatho nuance son optimisme en avouant que les financements ne suivent pas toujours pour développer certaines facettes de l’IA. « On met souvent beaucoup d’argent sur l’IA et ses innovations, mais il n’est pas toujours bien réparti, en tout cas en biologie et en médecine », confirme Nicolas André. « Il faut voir les applications de l’IA comme des outils, mais pas comme une finalité », insiste Axelle Ayad N’Ciri. Les mots de la fin pour le mathématicien, qui suggère de « remplacer le patient expert par le savoir du patient » et de « remettre le savoir au centre de la relation médecin-patient ».